Chapitre 1
Le
9 avril 1452
Un « chut ! » mécontent jaillit dans l’obscurité. Ce
n’était pas le premier. Je cessai de me tourner et retourner sur le matelas de
paille et retombai sur le dos. Un soupir exaspéré s’éleva quand le bois du châlit[1]
craqua. Difficile de rester sans bouger avec l’esprit en ébullition. Mon corps,
traversé de frémissements nerveux, refusait l’immobilité. Des crampes
crispaient mes jambes que je tentais de maintenir inertes. Mes poings se
serraient et se desserraient.
Quand donc l’heure du
lever allait-elle sonner ?
La lueur mouvante de la
seule bougie encore allumée dans le dortoir focalisa un temps mon attention.
L’aube approchait et, avec elle, un jour nouveau, me répétais-je en boucle. Demain !
Le Grand Carême de cette année mille quatre cent cinquante-deux, le quinzième
depuis ma naissance, serait terminé.
Ma vie a commencé le jour
où la sœur de garde m’a découverte dans le tour d’abandon[2]
du couvent de l’ordre mendiant des Carmes ici, à Marseille, petiote de quelques
mois, hurlant de faim, laissée là, offerte à Dieu. J’ai reçu le prénom de la
sainte patronne fêtée en ce jour proche du début de l’automne[3] :
Amélia. De ma parentèle, je n’ai jamais rien su, mais cela m’a toujours
indifférée. Ils m’avaient rejetée, ils ne méritaient pas que je pense à eux. Depuis
le jour où je fus capable de comprendre ce qu’il se passait autour de moi, seuls
l’avenir et la possibilité de partir d’ici pour commencer une nouvelle vie occupèrent
mon esprit.
Il faut dire que mon
enfance en ces lieux fut particulièrement triste, très certainement en partie
par ma faute. Mais comment faisaient les autres pour supporter la morosité et
la routine de nos journées ? Les messes rythmant les jours étaient déjà assez
pénibles, récitées en latin, donc inaccessibles pour la fillette et même
ensuite la jeune femme que je devins. Heureusement, celles de la nuit étaient
réservées aux novices et aux nonnes. Elles y voyaient un privilège, un prestige.
Me revient à l’esprit, ce
jour où l’une d’entre elles bouscula violemment une gamine sous prétexte
qu’elle se rendait aux Complies[4]
et ne pouvait pas être retardée. Je lui avais rétorqué, prise de colère devant
tant de prétention, que l’honneur était plutôt de pouvoir dormir tranquillement
dans son lit. La novice avait rapporté mes propos qui étaient arrivés aux
oreilles de la mère supérieure. J’avais dû rester agenouillée face au Christ
sur sa croix une journée entière pour lui demander pardon. J’avais passé cette
pénitence à expliquer à Dieu ce qui, à mon avis, n’allait pas ici-bas. Un doute
m’avait traversé l’esprit à l’époque quand je m’étais relevée tant bien que
mal : « et si cette horrible
femme pouvait communiquer avec lui, comme cela se murmurait dans le
couvent ? »
La mère supérieure ne me
reprocha jamais les horreurs que j’avais adressées au Ciel, ce jour-là. J’en
conclus du haut de mes dix automnes que cette femme était une menteuse ou que
Dieu était de mon côté, bien que ce soit difficile à croire. Cela n’avait fait
que me renforcer dans l’idée que ma place n’était pas dans ce nid d’aspics.
Un sourire étira mes
lèvres à la pensée de l’orpheline avec laquelle j’avais lié une solide amitié :
Catherine. Sa couche à côté de la mienne était vide désormais. Combien de fois
m’avait-elle couverte pour m’éviter d’écrire des dizaines de lignes de textes
en latin ? Il y avait les corvées aussi, mais j’y étais désignée depuis si
longtemps, puisque je ne savais pas me taire, qu’elles faisaient partie de mon
quotidien. Je les accomplissais machinalement sans même y être obligée.
Sans s’en rendre compte,
cette chère mère Marie-Odette m’avait facilité les choses en m’éloignant de la
mesquinerie des autres orphelines et mise en contact avec les adultes des
cuisines, de la blanchisserie ou du jardin. Bien que ne sortant jamais, punition
obligeait, j’entendais ce que racontaient les employées et me retrouvai moins
godiche que mes compagnes quand vint le temps de mes quinze printemps.
Au début de l’année, mon
amie avait atteint la limite d’âge pour rester dans le couvent, à moins de devenir
novice. Certaines pouvaient prétendre au mariage si un candidat se présentait à
point nommé ou avait fait une demande d’épouse pour la prochaine enfant
abandonnée qui pourrait être unie à un homme, à savoir quinze années.
Les autres solutions étaient,
pour les plus chanceuses et les préférées de la mère supérieure, un emploi
comme servante même si, d’après ce que j’entendais dire dans les cuisines,
c’était rarement le paradis sur terre. Pour celles qui ne trouvaient ni conjoint
ni travail et n’étaient pas acceptées en noviciat, il ne restait que la rue, ce
qui signifiait finir mendiante ou fille facile, mais je n’en avais jamais vu
être jetées dehors.
Les temps étaient durs,
entre les famines et la maladie. Beaucoup d’hommes cherchaient à s’unir, mais les
jeunes femmes en âge d’être épousées n’étaient pas si nombreuses, même si les
abandons devenaient de plus en plus fréquents et concernaient rarement des
garçons. La mère supérieure, fière de ce qu’elle considérait comme le résultat
de la renommée de son orphelinat, due à l’éducation transmise à « ses enfants », prenait à cœur son
rôle. Il fallait reconnaître que, jusqu’à présent, je n’avais assisté à aucune
cérémonie où le sort de la mariée ne m’avait pas paru enviable.
Comme beaucoup avant
elle, mon amie Catherine avait préféré l’union au noviciat. La mère supérieure s’était
occupée de tout. Je me rappelai la célébration, l’émotion de Catherine, ses
peurs aussi, et son soulagement à la découverte de son promis à l’air gauche,
pour ne pas dire idiot, mais au sourire sincère et rassurant.
Aujourd’hui, mon tour
était arrivé, et j’avais été la première étonnée qu’on me propose le rôle
d’épouse, persuadée de finir dehors. Mais non, il devait y avoir affluence de
demandes, car, comme pour les autres, la mère Marie-Odette m’avait trouvé un
mari. J’avais coutume de dire qu’elle vendait ses filles au plus offrant. Ce
qui, bien sûr, me valait des pénitences de plus en plus sévères, mais je n’avais
jamais su contrôler ma langue et refusais de me désavouer, juste pour éviter
une punition.
Lorsque je m’étais à
nouveau rebellée, cette « charmante
femme » avait décidé de me faire passer définitivement l’envie de
continuer à émettre des opinions à haute voix et… y parvint. Je me revois,
attendant le nombre de lignes que j’allais devoir écrire ou lire à voix haute
pendant des heures, quand le frère Jacques du monastère voisin vint à ma
rencontre. Je reçus de sa part, avec l’accord de cette vieille chèvre, cinq
coups d’un fouet à plusieurs lanières dont les cicatrices mirent du temps à s’estomper
aussi bien sur mon dos que dans ma tête.
Je haïssais ce lieu,
cette vie et, plus que tout, cette mégère. Des médisances couraient dans les
couloirs, prétendant qu’elle venait d’un couvent, situé au fond des montagnes,
dont les mœurs des résidentes n’étaient, pour le moins, pas vraiment dignes de
femmes mariées à Notre Christ[5].
Les raisons de son arrivée différaient suivant ce qu’on espérait obtenir de sa part.
Certaines la défendaient et affirmaient qu’elle avait fui ce lieu de perdition,
en sainte qu’elle était, d’autres, dont je faisais partie, bien sûr,
préféraient penser qu’elle en avait été bannie. Vu la façon dont elle menait
ses petites affaires, difficile d’y percevoir autre chose que sa vénalité !
Partir était devenu une
obsession. Apprendre ce mariage et savoir que je ne me retrouverais pas à la
rue me soulageait, même si un fond d’angoisse subsistait en moi sur l’allure de
celui qui m’était destiné. Je me retournai sur ma couche. Nouveau craquement, encore
un soupir dans le dortoir. Je marmonnai un « désolée » machinal avant
de replonger dans mes pensées.
Je n’avais été prévenue
que la veille. C’était surprenant, car d’habitude, les sœurs prenaient le temps
de préparer la future maîtresse de maison, lui expliquant les tâches qui
l’attendraient, les devoirs qui lui incomberaient et qu’elle se devrait de
respecter.
Je connaissais déjà ce
discours pour l’avoir entendu par Catherine, interposée. Il se résumait en
quelques mots : effacement, efficacité et silence. L’épouse devait amour
et loyauté à son conjoint, et celui-ci ne lui devait… rien ! Un ricanement
m’échappa. Je l’étouffai avec mon drap. La plupart n’y voyaient que la continuité
normale de ce qu’elles vivaient ici. Acune ne remettait en cause ce qui, pour
moi, ressemblait fort à un assujettissement de la femme. Comment allais-je m’en
sortir ? Je n’en savais rien, mais, comme elles, j’étais prête à tout accepter,
même lier ma vie à un homme, plutôt que demeurer une journée de plus dans cet
endroit.
— Comment peuvent-elles
se permettre de donner des leçons, de toute façon ? avais-je lancé à Catherine
qui s’inquiétait de la vision sombre de son avenir ainsi déroulé. Elles sont mariées
à Dieu, il ne parle pas beaucoup, alors elles ne risquent pas d’avoir de
problèmes avec lui. Elles n’y connaissent rien !
Catherine avait pouffé avant
de pâlir et de se signer en réalisant que je n’étais pas loin du blasphème. Inquiète
à mon tour, j’avais fouillé les ombres autour de moi, puis soufflé de
soulagement : personne n’était en embuscade. Ce qui représentait un petit
miracle dans ce lieu où les seules distractions étaient l’espionnage et la
délation.
« Dieu
me serait-il venu en aide ? Ce serait une nouveauté ! » en
avais-je conclu, mesquine, avant de bredouiller une rapide prière pour me
rassurer.
Une légère lueur
blanchissait l’horizon, visible par la fenêtre du dortoir. Combien de fois
avais-je imaginé être la première de la ville à pouvoir admirer le coucher du
soleil du haut de la colline Roquebarbe[6]
où était implanté le couvent ? La cloche sonnant quatre coups me sortit de
mes rêveries. Bientôt, ce serait l’heure de la Prime. Pour une fois, je me
réjouis d’y participer. Enfin, mon grand jour allait commencer ! Plus
besoin de piaffer d’impatience ou de poser des questions, auxquelles personne
ne répondait. Aujourd’hui, j’entrais dans le courant de la vie, bien décidée à y
mener ma barque.
La porte du dortoir
s’ouvrit sur sœur Marie-Isabeau. Je fus surprise de voir venir à moi la petite
femme, alors que je m’attendais à être réveillée par sœur Marie-Bernadette qui
était la seule à m’avoir accordé un peu d’intérêt. Cette dernière s’occupait
des simples[7] et
préparait des décoctions et autres remèdes contre toutes sortes de maladies et
infections. J’aimais travailler avec elle et apprendre son art. J’aurais adoré devenir
apothicaire, le problème, comme pour bien des cas, avais-je remarqué, était que
je n’étais pas un homme.
Normalement, elle devrait
être là pour partager ce grand jour avec moi et pleurer dans mes bras à mon
départ. C’était ainsi que je me m’étais préparée, et ce changement me perturba.
Je me redressai brusquement, en demandant :
— Pourquoi est-ce vous
qui nous accompagniez à la messe ?
Sans s’émouvoir de mon
ton péremptoire, la sœur me répondit d’une voix douce :
— Sœur Marie-Bernadette a
dû se rendre à l’abbaye de Montmajour.
— Aujourd’hui,
commençai-je avant de bégayer, mais… mais…
Des ricanements m’interrompirent.
Les autres filles s’étaient rapprochées et se réjouissaient de ma déroute. Pour
une fois que je leur montrais une faiblesse, elles n’allaient pas s’en priver. Je
ne pouvais pas leur reprocher leur bêtise, je m’y étais souvent trouvée
confrontée et y avais répondu à chaque fois de façon cinglante avant de me
retrancher derrière une façade de mépris. Sous l’effet de la colère, ma fierté
reprit le dessus. Au lieu de m’effondrer face à ce que je me doutais être un
mauvais coup de la mère supérieure, je me redressai et me levai.
Même l’absence programmée
de la seule personne, avec Catherine, pour qui j’avais de l’estime ne pourrait
surpasser ma joie de quitter définitivement cet endroit. « Rien ne pourrait être pire », grinçai-je entre mes
mâchoires serrées aussi fort que mes poings pour me donner le courage de mettre
un pied devant l’autre.
— Pas par-là, m’arrêta
sœur Marie-Isabeau.
Interrompue dans ma
sortie magistrale, je tournai la tête en rejetant d’un geste de la main une
mèche tombée sur mes yeux et fixai la nonne, étonnée. Pourquoi un tel
changement dans la procédure ? D’habitude, les filles à marier allaient
prendre un bain et revenaient vêtues de neuf, leurs longues chevelures tressées
et cachées sous un voile. Je compris rapidement que la femme qui me précédait se
rendait dans la pièce réservée à la mère Marie-Odette.
Tremblante dans ma
chemise de jute, mes pieds nus dans mes sabots glacés par le froid du dallage
en pierre du cloître, je sentis le sang se retirer de mon visage, déjà pâle de
nature. Mon mariage était-il annulé ? Une envie de pleurer me noua la
gorge. Seule, la présence des nonnes, vaquant à leurs occupations dans le
jardin situé au centre du monastère et qui nous regardaient passer, m’empêcha
de m’effondrer. Je pressai le pas pour me prouver que je n’avais aucune
appréhension.
La chaleur du feu brûlant
dans la cheminée m’assaillit à mon entrée dans l’antre de celle que je
considérais comme le mal absolu, et faillit m’arracher un sourire ironique. Au
temps pour ses discours sur la nécessité d’observer la plus grande humilité
envers les miséreux en vivant comme eux, dans la faim et le froid ! Je me
retins de justesse et baissai la tête avec toute la déférence dont j’étais
capable, en l’occurrence pas bien bas.
Un soupir et un
claquement de langue m’autorisèrent à me redresser. Le regard noir de la
supérieure ne me fit aucun effet, je l’avais si souvent croisé, mais son
silence augmenta mon impatience et ma crainte. Je me dandinais sur place, me
forçant à me concentrer sur la bienfaisante chaleur de l’âtre. J’en profitai
pour détailler la pièce. Le fauteuil avec son coussin, posé au sol pour isoler les
pieds du froid du carrelage, invitait à la détente. Tout était fait pour le
confort, des tentures aux fenêtres, un tapis et des sièges de bois et tissus
épais, situés face à une table, derrière laquelle trônait la chaise matelassée
de la mère supérieure. La lumière du jour n’ayant pas encore atteint la salle,
des bougeoirs et autres candélabres étaient disposés ici et là, baignant
l’ensemble d’une lueur dorée.
Enfin, la vieille femme,
sèche et rigide, rajusta sa coiffe et prit la parole.
— Enfile cette robe, me dit-elle
d’une voix sourde en me montrant un tas informe de tissus gris, et noue tes
cheveux. Ton mariage aura lieu ici, dès que le père Jacques sera arrivé avec
ton futur époux.
J’ouvris la bouche pour
laisser les questions bloquées dans ma gorge s’échapper. D’un doigt sévère,
pointé vers la cotte[8],
le tablier et le fichu jetés à même le sol, sœur Marie-Isabeau me fit
comprendre que le droit à la parole ne m’était pas accordé.
Une fois les vêtements et
les bas en laine, que je n’avais pas vu en dessous, enfilés, je n’eus pas
longtemps à attendre avant que la voix du père Jacques retentisse sous les
arcades du cloître. La porte grinça dans mon dos qui se raidit, glacé par une
coulée de sueur froide. Le prêtre passa à côté de moi, sans un regard, pour
venir saluer sa consœur qui se leva de son fauteuil. Je tendis l’oreille et
perçus le pas lourd de mon promis que l’homme d’Église invitait à entrer d’une
voix nasillarde.
La grimace effarée que
sœur Marie-Isabeau lança à sa supérieure, et l’avertissement en forme de
froncement de sourcils que celle-ci lui retourna me pétrifièrent sur place. Que
se passait-il ? Mon cœur s’affola dans ma poitrine et je me retins de
crier en pensant tout aussi fort : « mais,
dépêchez-vous ! Passez devant moi, que je vous voie ! »
Quand l’homme
consentit enfin à avancer, mon souffle se coupa. Mes jambes faiblirent et
flageolèrent. Je regrettai mon impatience à atteindre les quinze années que je
fêtais ce jour, sur décision de la mère supérieure qui avait calculé que je devais
avoir dans les cinq à six lunaisons[9]
lors de mon abandon. Cette vieille bourrique devait bien rire, même si elle
n’en montrait rien. Le Diable aussi, car, j’en devins certaine à l’instant où
je vis mon futur mari, ils devaient être sacrément collégas[10]
ces deux-là !
[2] Les tours d’abandon étaient
constitués d’une porte ou d’un pan dans un mur extérieur qui s’ouvraient sur un
petit lit, chauffé ou au moins isolé. Une autre porte donnait à l’opposé dans
le couloir d’un lieu saint ou un hospice.
[3] Sainte Amélie ou Sainte Émilie :
le 19 septembre
[4] Messe dite après le coucher
du soleil
[5] Couvent de la Celle situé à
l’époque dans un vallon au pied du massif de la Loube à côté de Brignolles.
Fondé au 5è siècle, il fut fermé en 1660 sur
ordre de Louis XIV après un énorme scandale qui remonta jusqu’à Paris et mis à
jour les libertés que les recluses (filles nobles qui n’avaient pas trouvé de
mari et y menaient grand train) prenaient avec la Règle et ce depuis bien
longtemps.
[6] Actuelle buttes des Carmes
[7] Herbes médicinales
[8] Jupe de paysanne plissée à
la taille
[9]
Entre cinq et six mois
[10] Copains en provençal
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