CHAPITRE
1
Étendu dans les buissons
situés en bordure du marais, Basile tentait de réguler sa respiration. Ne pas
céder… se détendre… ne donner aucune prise au sentiment qui rôdait autour de
lui… ne lui fournir aucune ouverture. Les yeux clos, il le sentait planer, s’éloigner,
revenir.
Cette colère présente
dans les airs ne lui appartenait pas.
Depuis le début de
l’hiver, Basile ressentait dans son corps les émotions des autres. Il avait
toujours été un enfant sensible, mais pas au point de partager physiquement les
sentiments d'autrui. Inquiet, il n’avait pas osé en parler à ses parents. Trop
d’histoires de sorcellerie occupaient les conversations et il redoutait de voir
les deux seules personnes qui l’aimaient porter un regard différent sur lui.
« Ignore-la et elle finira par passer son
chemin, comme chaque fois » pensait-il.
Mais aujourd’hui, elle se
révélait forte et puissante. À chaque frôlement, le corps de Basile se
contractait dans l’attente. Son cœur s’accélérait. Les sourcils froncés, les
poings serrés, les narines dilatées, il résistait et refusait l’accès de son
être à cette émotion qui n’était pas la sienne.
Elle émanait de son père
en grande discussion avec sa femme à une dizaine de coudées[1]
de l’endroit où se terrait Basile. À l’aube, il avait fui la maison familiale
avant que quiconque ne soit réveillé pour se réfugier au milieu des joncs et
des roseaux. Cela faisait trois jours que, malgré ses promesses du soir, il
disparaissait au petit matin.
Voilà deux lunaisons,[2]
son apprentissage pour succéder un jour à son père en tant qu’exécuteur avait
débuté à la maison par de longues séances de lecture et de leçons à retenir.
Cela occupait à peine la moitié de ses journées, ce qui convenait parfaitement
à Basile peu enthousiaste à l’idée de l’avenir qui l’attendait.
Tout avait changé quatre
jours auparavant quand son père avait refermé le dernier ouvrage en sa
possession et décrété qu’il était temps de passer à la phase pratique. Rien que
d’y penser, un frémissement d’horreur le parcourut. Il n’arrivait pas à
s’imaginer présent jour après jour au pied du chemin permettant l'accès au
castrum[3]
de Saint-Martin de Castillon[4],
dans la cabane servant de lieu de travail à son père. Il savait où se trouvait
son devoir, mais c’était plus fort que lui, il ne supportait pas l’idée de
s’approcher de la forteresse et des gens qui y habitaient.
Cette simple pensée
affola son cœur. Des palpitations emplirent sa cage thoracique et une pellicule
de transpiration recouvrit sa peau. Il lutta pour ne pas céder à l’impression
d’étouffement qui serrait sa poitrine et se ressaisir. Cette angoisse lui
appartenait bien. Il commençait à la connaître, sans pour autant réussir à la
contrôler. Le seul avantage à ressentir cette émotion était de rejeter la
colère de son père en arrière-plan.
Basile aurait dix-sept
ans dans quelques semaines quand le blé serait prêt à être moissonné. Jusqu’à
ce jour, il avait passé ses journées à aider sa mère ou vadrouiller dans le
marais. Cela ne l’empêchait pas de savoir que les villageois considéraient sa
famille avec mépris et dégoût à cause du métier de son père et de son
grand-père avant lui. Très jeune, il avait remarqué que personne ne les
approchait. Tous les craignaient. Il avait demandé des explications, voulu
comprendre pourquoi on les disait impurs et souillés. Aucune des réponses
reçues ne lui avait paru assez convaincante pour accepter ce rejet.
Basile n’admettait pas
d’être jugé par des gens qui ne lui avaient jamais parlé. Qui étaient-ils ces
manants ? Ils ne savaient ni lire ni écrire, contrairement à lui. Il se
réfugiait de plus en plus souvent derrière un comportement hautain pour se
protéger de la souffrance causée par cette mise à l’écart, mais ce bouclier
avait volé en éclat à la perspective de les affronter de face. Matin après
matin, il cédait à ses peurs et se cachait dans les hautes herbes en bordure du
marais.
Son estomac se contracta.
Un frisson glacé se propagea le long de son dos et lui barra les reins d’un
élancement douloureux. Son avenir était tracé. Contre ça, il ne pouvait rien
faire. Il le savait, mais refusait pour autant de devoir courber l’échine sa
vie entière pour une faute qu’il n’avait pas commise.
La voix de son père
interrompit ses pensées.
— Basile ! cria-t-il
dans le vent. Cette comédie a assez duré. Viens ici, tout de suite !
Toujours allongé, les
yeux dans le ciel bleu azur de cette fin de printemps, Basile retint sa
respiration. Il savait ce qui allait se passer et cela ne loupa pas. La colère
de son père revint en force et le cerna. Pourquoi les sentiments venaient-ils à
lui ainsi ? Il l’ignorait, mais le phénomène s’amplifiait.
Le mécontentement
paternel tenta un nouvel assaut. Le sang afflua au visage de Basile. L’envie de
hurler lui serra la gorge. Ses mâchoires, mises à mal, se bloquèrent dans un
grincement de dents. Il se retint à temps de céder, d’ouvrir la bouche pour
offrir un exutoire à sa propre détresse malmenée par l’émotion qui s’immisçait
en lui. Ce serait si facile de laisser cette dernière s’exprimer à travers lui,
mais il refusait de baisser sa garde. Rien ni personne ne lui imposerait sa
loi.
Un autre sentiment vint à
son secours. L’amour de sa mère l’entoura soudain, le réchauffa malgré
l’humidité qui commençait à transpercer ses vêtements. Doucement, son corps se
détendit. Avant même qu’il ne s’en rende compte, un sourire s’épanouit sur son
visage. Le sang reprit son flux normal et un long soupir de bien-être s’échappa
de ses lèvres. Basile s’ouvrit à cette émotion, s’en imprégna. Pas question
d’en perdre une seule miette. Il s’appliqua à capturer la plus petite parcelle
de tendresse qui flottait dans les airs.
Au pied des rochers de la
Pène qui cachait leur maison à la plaine située sur l’autre versant sa mère
tentait de calmer son mari. Basile pouvait entendre les excuses qu’elle lui
trouvait, portées par le mistral.
L’amour vint à bout de la
colère. L’atmosphère s’apaisa. Les bruits familiers lui parvinrent à nouveau.
Le grésillement des grillons, le chant des alouettes, le coassement des
grenouilles, le bêlement de moutons résonnèrent à ses oreilles, tels des hymnes
à la liberté.
Son père se décida à
partir, non sans le menacer à voix haute d’une sévère mise au point le soir
même. Avec un soupir, Basile attendit que le claquement des bottes s'amenuise
pour sortir de sa cachette, traverser le sentier menant à sa maison et grimper
sur les rochers pour vérifier qu’il s’éloignait bien. Arrivé à leur sommet, son
regard plongea vers la plaine.
En cet an mille deux cent
soixante-huit, la vie dans le comté de Provence se déroulait simplement, réglée
sur les saisons. L’hérésie cathare s’était achevée une quinzaine d’années
auparavant et la campagne était redevenue sûre. Plus de passage de troupes,
d’armées à nourrir ou de fuyards à éviter. Le soleil permettait des récoltes de
légumes et de fruits qui compensaient les manques d’une terre aride et sèche.
Le marais fournissait les habitants en poissons. La chasse était interdite, car
réservée au seigneur des Baux qui veillait sur la contrée du haut de sa
citadelle perchée dans les Alpilles plus au nord. Le saint roi, Louis IX,
régnait sur la France voisine depuis le lointain nord. Hors des frontières du
domaine royal des Capétiens, la Provence profitait pour le moment d’une tranquillité
relative.
Basile aperçut au loin
les paysans courbés sur leur parcelle de terre, en train de faucher le foin
d’hiver. Ils s’interpellaient, se moquaient, se réjouissaient d’un rien en
répétant le même geste sans hésitation. Des enfants couraient à leur rencontre
pour leur apporter de l’eau, un chapeau oublié ou un message. Leurs rires
montèrent jusqu’à lui et le frappèrent durement.
Il se revit, âgé de six
ans, échapper à sa mère et se précipiter pour rejoindre une bande de gamins
croisée sur la route reliant la forteresse au marais afin de jouer avec eux. Le
souvenir de l’impact du caillou sur son épaule le fit grimacer comme à l’époque.
La douleur restait la même malgré le passage du temps. Les hurlements des
parents qui enjoignaient à leurs enfants de ne pas le toucher, de se sauver s’étaient
gravés dans son cœur. Le sifflement des jets de boue qui volaient autour de lui
tandis que sa mère le ramenait à la maison en le protégeant de son corps
contractait encore son estomac d’incompréhension.
La plaie ne s’était
jamais refermée.
À une demi-lieue à
l’ouest, noyé dans les volutes d’une brume de chaleur, le castrum élevait
fièrement ses tours et ses remparts pour mettre au défi quiconque passait par
là de l’investir. Il offrait la sécurité de son enceinte à tous les paysans du
fief. À tous, sauf à sa famille. Eux n’avaient pas droit de cité, ne put-il
s’empêcher de ressasser.
Des hauteurs où il se
tenait, il pouvait apercevoir l’ancienne voie romaine qui permettait de s’y
rendre. Elle traçait son sillon pavé dans les champs en provenance du nord,
passait par un affaissement coupant en deux les rochers de la Pène et
poursuivait son chemin vers le sud à travers le marais. C’était la seule route
utilisable tout au long de l’année. Même son père ne l’avait jamais vu inondée.
Basile scruta le
va-et-vient des charrettes, des cavaliers et des gens à pied entrant et sortant
sans difficulté de la forteresse par l’unique accès percé dans
l’impressionnante muraille sous le regard acéré des hommes du guet. Son cœur se
serra. Il ne connaissait de l’intérieur que la vision offerte par les grandes
portes lors de leur ouverture : une rue étroite, bordée de bâtisses en
pierre grise taillée dans les carrières voisines, surmontées d’un étage et
chapeautées de toits de tuiles rondes. Cette image, mais rien de plus, car le
passage se terminait par un coude dérobant le reste à sa vue. Seuls les bruits
lui parvenaient. Là encore, il ne pouvait qu’imaginer les fêtes, les jeux, les
chahuts nocturnes.
— Basile !
Basile !
L’appel de sa mère le fit
pirouetter vers sa maison. En pierre et tuiles comme tous les habitats des
environs, la petite bâtisse formait avec les dépendances une cour fermée par
une haie d’églantiers et un portillon fabriqué par son père à ses moments
perdus. L’espace intérieur permettait aux poules, oies, pigeons et cochons de
la famille d’évoluer sans risque d’être tués par les villageois s’il s’avérait
qu’ils puissent se mélanger à leur propre basse-cour.
À l’écart, un puits et un
four à pain attestaient d’une certaine aisance, mais ce n’était qu’une
illusion. Ils devaient ce privilège au fait que personne n’aurait accepté
d’utiliser un four ayant servir à cuire leur pain ou de boire à la même source
qu’eux. C’était simple, ils ne pouvaient rien toucher qui puisse ensuite se
trouver entre les mains d’autrui. Une montée de bile lui brûla la gorge. Une
question l’envahit, faisant bourdonner ses oreilles. C’était toujours la même :
pourquoi ?
La peur dans les yeux de
sa mère quand il s’était décidé à lui demander des explications et l’avait
menacée de s’adresser à son père devant son manque d’empressement à lui
répondre l’avait dissuadé d’aller plus loin.
Les protestations en
provenance de la maison devinrent pressantes. Basile passa des doigts brunis
par le soleil dans ses cheveux noir corbeau pour en retirer les brins d’herbe,
épousseta ses chausses et sa tunique avant de redescendre du massif rocheux.
Une bouffée d’amour le submergea devant le spectacle offert par la femme menue
et fragile qui tournoyait sur elle-même au milieu de la cour, sa longue tresse
blonde parsemée de fils blancs volant dans les airs. Aux prises avec les
volatiles avides de leur pitance quotidienne, elle tentait de s’imposer sans
grand succès.
Basile se précipita pour
l’aider. Quand il se trouva à ses côtés, Héloïse planta son regard noisette
dans ses yeux gris et l’apostropha :
— Qu’est-ce qu’il te
prend ces derniers temps ? Pourquoi te caches-tu ainsi de ton père ?
Comment lui expliquer sa
crainte d’affronter ce qui l’attendait de l’autre côté des rochers ?
Savait-il lui-même ce qui lui faisait le plus peur ? Être agressé par la haine
des paysans, ou mettre en application les gestes du métier que la vie lui
destinait ?
— J’avais envie de
profiter d’une journée en plein air, bougonna-t-il.
— Trois jours de
suite ?
— Oui.
— Tu ne pouvais pas en
parler à ton père, au lieu de t’esquiver ainsi ?
— Pour l’entendre
refuser !
— Puisque tu en étais si
sûr, tu aurais dû respecter sa volonté et ne pas te sauver, le rabroua sa mère.
Il est ton maître d’apprentissage. Tu ne peux pas en faire qu’à ta tête et le
laisser seul à la vue de tous. Que vont penser nos voisins ?
Tout en terminant de
creuser des sillons pour les plantations d’été, Basile fit un gros effort pour
rester calme et ne pas répondre, mais il échoua.
— Quels voisins,
mère ? Ne voyez-vous pas la manière dont ils nous traitent ? Quoi que
nous fassions, ils nous ont déjà condamnés et exclus de leur société !
Alors pourquoi devrais-je m’infliger, jour après jour, la vision de leur
bêtise, de leur mesquinerie.
— Qu’est-ce qui te permet
à toi de les juger ?
Appuyée contre la clôture
du potager que Basile venait de redresser, Héloïse essuya du dos de la main la
sueur qui perlait à son front et plongea son regard dans le sien. Le soleil
s’abaissait vers l’horizon et créait un contre-jour qui découpait sa silhouette
menue et l’auréolait de feu. Suffocant d’indignation, Basile s’exclama :
— Je ne les juge pas. Je
constate simplement qu’ils sont plus proches des bêtes de somme que moi. Ils ne
savent ni lire ni écrire. Ils comptent laborieusement sur leurs doigts et je
suis sûr que deux fois sur trois, ils se trompent. Ils grattent la terre du
matin au soir. À part gagner leur maigre pain quotidien, que font-ils pour le
bien de tous ? Rien !
Pris par son discours,
Basile faillit ne pas entendre le murmure de sa mère quand celle-ci lui jeta un
coup d’œil peiné avant de s’éloigner, les bras chargés d’herbes aromatiques, de
salade et de radis pour préparer le repas du soir.
— Ils me ressemblent
beaucoup, si on y regarde de près.
— Ne dites pas ça !
Nous sommes bien plus élevés qu’eux dans l’échelle sociale. Je l’ai compris
quand j'ai lu la charge ministérielle que le comte Barral[5]
a accordée à grand-père. Père œuvre pour le bien-être de tous. Sans lui, cette
région serait beaucoup moins sûre.
Héloïse passa l’angle de
la maison et déclencha les cris de la basse-cour ce qui interdit toute
poursuite de la discussion. Contrarié, Basile rangea la houe dont il s’était
servi pour aider sa mère en marmonnant pour lui-même qu’il avait raison, il
leur était supérieur. La charge dont ils étaient les dépositaires aurait dû
faire d’eux des notables de la forteresse. Alors ! Pourquoi ses parents
acceptaient-ils cette situation sans rien dire ? Pourquoi son père ne
demandait-il pas au seigneur des Baux de rétablir la justice ? Il ne se
plaignait jamais et Basile n’y comprenait rien. Le plus simple aurait été de
lui poser la question, mais il n’avait jamais osé déranger cet homme taciturne
qui passait son temps libre à travailler le bois.
Il se dirigea vers le
puits, y plongea un seau émaillé et en remonta de quoi se laver les mains.
Après s’être aspergé le visage pour se rafraîchir, il vida à plusieurs reprises
de l’eau sur ses pieds gris de poussière pour les nettoyer.
Les grillons avaient
cessé de chanter. Un frisson d’anxiété parcourut Basile alors qu’il traversait
la cour. Il l’attribua à la fraîcheur du mistral sur ses bras nus. Pourtant, la
boule d’inquiétude qui creusait petit à petit son estomac lui envoyait un autre
message. Elle le prévenait du prochain retour de son père. Basile secoua sa
grande carcasse pour chasser son angoisse à l’idée de la confrontation à venir
et d’un pas décidé se dirigea vers la porte d'entrée.
Une bonne odeur de sauge
et de romarin lui titilla les narines et lui mit l’eau à la bouche avant même
qu’il ait franchi l’angle de la maison. Une fois dans la cour, il s’assit sur
un billot de bois et observa sa mère. Occupée à faire bouillir des pois sur un
feu allumé dans le foyer construit à l’extérieur pour éviter de chauffer
inutilement l’unique pièce de leur logis lors des grosses chaleurs, elle lui
tournait le dos, indifférente à sa présence. Il se demandait comment engager à
nouveau la conversation et cherchait la meilleure approche pour s’excuser quand
Héloïse le devança et lui lança :
— Ou tu t’expliques avec
ton père ou je lui indique où te trouver !
N’en croyant pas ses
oreilles, Basile se figea. Un petit rire s’égrena dans l’obscurité naissante de
cette fin de journée. Sa mère se retourna et reprit d’un ton faussement
indigné :
— Comme si je ne savais
pas où tu te rends quand tu disparais des heures ! Tu te caches au même
endroit depuis que tu as six ans. Qui serais-je si j'avais laissé mon enfant,
seul, sans m'être assuré qu’il ne risquait rien ?
Il la regarda bouche bée.
Elle attendit qu’il parle, mais comme rien ne venait, elle poursuivit :
— la première fois que tu
t’es faufilé en douce en nous croyant endormis, tu étais si jeune. La veille,
de mauvaises gens nous avaient jeté de la boue. Cela t’avait énormément
perturbé. Je me souviens que tu ne cessais de tourner sur toi-même en bégayant
des paroles incompréhensibles dans ton sommeil. Ta nuit avait été très agitée.
Alors je t’ai suivie.
— Ce n’est pas possible.
Je vous aurais entendue.
Basile avait failli dire
sentie, mais il s’était retenu à temps.
— C’était il y a dix ans,
j’étais encore agile et jeune à l’époque. Il m’a suffi d’aller pieds nus et de
te pister à distance. Je l’ai fait ensuite à plusieurs reprises, mais je suis
toujours restée à l’écart. Tu longeais les marais, même si je t’avais appris à
te débrouiller dans l’eau, je ne pouvais pas te laisser sans surveillance.
— J’ai bien failli tomber
dedans d’ailleurs, marmonna Basile.
Il se remémora la façon
dont il s’était faufilé dans une roselière[6],
attiré par le coassement d’une petite grenouille. Il avait fait un mouvement
brusque quand le batracien avait bondi et avait cherché à se rattraper aux
roseaux qui s’étaient affaissés sous son poids. À sa grande surprise, au lieu
de chuter dans l’eau comme il l’avait craint, il s’était retrouvé sur un îlot
invisible pour qui se trouvait de l’autre côté du mur de végétation.
— J’ai eu très peur quand
j’ai réalisé que tu avais disparu, reconnut sa mère. Heureusement, j’ai entendu
tes jurons.
Basile rougit.
— Quand tu es ressorti du
bosquet, je t’ai laissé t’éloigner et y ai pénétré à mon tour. Je n’imaginais
pas qu’il puisse y avoir ainsi des coins de terre ferme dans le marais.
— Père n’en a jamais rien
su ?
— Non, c’était notre
secret… qui n’en sera peut-être plus un demain si tu es encore parti. C’est à
toi de décider.
— Je ne fuirai plus,
promis.
Au regard tendre de sa mère,
Basile comprit qu’il était pardonné de ses paroles malheureuses. Il lui rendit
son sourire et entra dans la maison. Aucun souffle de vent ne passait par
l’unique fenêtre fermée par un volet de bois pour empêcher la pièce de devenir
une étuve. Une fois habitué à la pénombre, il ôta le panneau, le posa au sol,
apprécia la brise qui frôla son visage et se dirigea vers le cellier dans
lequel il prit deux tréteaux et une grande planche afin de dresser la table. Sa
mère entra à son tour et attendit qu’il ait terminé pour y placer du pain, du
lard, une cruche d’eau mélangée de vin et une poignée d'oignons du jardin, sans
cesser de surveiller la route par la porte ouverte.
D’un regard circulaire,
Basile chercha le petit banc façonné par son père. Il le découvrit dissimulé
derrière la panière où s’entassait le linge à recoudre. D’un bras, il le
récupéra pour Héloïse, et de l’autre, il poussa le gros coffre en bois
contenant les ustensiles de cuisine, sur lequel Gauvin avait l’habitude de
s’asseoir pour manger.
Avachi sur un ballot de
paille, en attente du repas, Basile joua du bout de son pied avec une tige
échappée des brassées de joncs jetés au sol. Parsemées de lavande, elles
libéraient un arôme subtil lorsqu’on les foulait. Son esprit dérivait, proche
de la somnolence, quand une lourdeur dans les jambes le fit grimacer. Une
fatigue soudaine et une raideur dans le dos l’empêchèrent de se redresser et
lui arrachèrent un cri.
Cela recommençait !
Cet épuisement ne le concernait pas, son propre corps était vigoureux et en
pleine forme. Il n’eut pas le temps de s’attarder sur ce problème. Un
élancement de migraine le prit au dépourvu. La lassitude de son père venait de
l’investir par traîtrise, l’avertissant par là même de son approche. Son
étonnement face à l’incongruité d’un tel sentiment de la part de l’homme fort
de la maison fut si puissant qu’il rejeta sans ménagement l’intrus de sa tête.
Par la porte, il aperçut
une silhouette massive se découper sur l’orangé du soleil cerné du noir de la
nuit qui envahissait le ciel. Son père remontait le chemin les bras ballants,
les manches relevées haut sur ses bras musculeux, indifférent à la brusque
tombée de température. Ses épaules basses et son pas traînant embrasèrent les
joues de Basile d'une honte qui cette fois-ci était bien la sienne. Il ne
reconnaissait pas en cet homme abattu, celui qui lui disait de toujours garder
la tête haute.
Une lourdeur pesa sur le
cœur de Basile. Malgré la distance, il décela la présence d’un sentiment
inhabituel dans la démarche fatiguée de son père. Que se passait-il ?
Gauvin entra à ce moment-là. Ce qui, juste avant, n’était que suggéré prit de
l’ampleur quand leurs regards se croisèrent. Cela dura un instant fugace, à
peine quelques battements de cils, mais ce fut suffisant.
La solitude de l’adulte
frappa Basile à l’estomac. Une pointe de souffrance le força en réaction à
contracter ses muscles abdominaux. Son dos se voûta dans une vaine tentative
pour amortir le choc. Le souffle coupé, il réalisa combien Gauvin était déçu de
son refus de le suivre. Combien sa désertion l’avait affecté. Ses yeux cernés,
ses joues creusées le mortifièrent.
— Approche, mon garçon.
Dans le silence, percé
seulement du crépitement des flammes dans la cheminée extérieure, père et fils
se firent face. Basile croisa les bras sur sa poitrine dans un geste de
défense.
— As-tu honte de moi ?
La question le
désarçonna. Surpris, il ouvrit la bouche pour nier, mais n’en eut pas le temps.
— Es-tu comme ces
gens ?
Basile ne sut que
répondre. Même si son père restait pour lui un homme secret et peu expansif, il
n’éprouvait aucun dégoût envers lui. Il allait le lui dire quand le sentiment
perçu un instant plus tôt revint le frôler. Il se concentra et reconnut la
colère de l’adulte omniprésente, prête à ressurgir, mais ne se laissa pas
distraire par son manège. Ce n’était pas elle qui l’intéressait. Il la côtoyait
depuis plusieurs jours et la connaissait bien. Elle se trouvait là contre sa
volonté. Il sentait sa résistance, son envie de s’évaporer. Son père se forçait,
il la maintenait entre eux comme un paravent. Mais pour cacher quoi ?
Tandis que Gauvin tentait
de le convaincre de la nécessité de préparer son avenir, de montrer un front
soudé à la population, Basile ne l’écoutait plus. De plus en plus curieux de
démasquer ce qui se dissimulait, il régula sa respiration, dénoua ses muscles,
chercha à se détendre. Puis, lentement, il ménagea une minuscule ouverture dans
la barrière qui protégeait son esprit.
Les émotions de Gauvin
l’entourèrent. Elles se pressèrent contre lui. Il se ferma aux sentiments trop
familiers, se moqua de la faim, contourna l’énervement, ignora la fatigue… Il
devait atteindre ce qui se trouvait derrière. C’était si dissimulé, si tenu
secret qu’il faillit ne pas le détecter et passer à côté.
Soudain, son cœur se
serra. Des larmes perlèrent à ses yeux. Il se sentit minuscule, écrasé, entouré
de hautes murailles impossibles à franchir. Son souffle devint sanglot.
Pourquoi cette envie de pleurer venant de son père ? Malmené par ces
sentiments qu’il ne comprenait pas, le corps de Basile se contracta. Il
refusait de prendre à son compte le poids qui pesait sur les épaules de Gauvin.
Basile résista, imposa sa volonté. Il voulait se laisser envahir pour démasquer
ce qui se cachait.
— Me vois-tu comme un
monstre ?
Ce murmure, ces mots
prononcés dans un souffle épuisé le firent trembler des pieds à la tête.
L’émotion, diffuse jusque-là, se concentra. Elle explosa en lui, brisa ses
protections, se répandit en balayant tout sur son passage et faillit le submerger.
Stupéfait, Basile ressentit non pas un, mais plusieurs sentiments.
L’impuissance, l’humiliation, la honte étaient amalgamées en un noyau solide,
soudées par la peine ; une peine immense qui plongeait ses racines au plus
profond de son père.
La révélation de la façon
dont ce dernier se voyait à travers son fils fut trop forte pour Basile. Il se
redressa en criant :
— Je ne suis pas comme
eux !
Avant de rajouter dans un
murmure :
— Mais je ne suis pas
comme vous non plus.
Le coup d’œil que lui
lança Gauvin le surprit. Il paraissait sur ses gardes, attendant la suite.
Basile pensa avoir rêvé quand le regard de son père redevint douloureux. Il
reprit :
— Je n’arrive pas à
accepter cette situation. Je refuse d’imposer à mon tour cette vie à ma femme
et mes enfants, si jamais j’en ai un jour.
— Je ne suis pas
responsable de ce que nous vivons. Tu le sais très bien. C’est inutile de se
battre contre le vent. Quoi que tu en penses, tu ne pourras rien y changer.
La charge d’exécuteur,
transmise de père en fils par la force de l’opprobre public, était leur fardeau
depuis que son grand-père, cathare repenti, l’avait acceptée plutôt que d’être
condamné à mort comme hérétique et fuyard. À son décès, Gauvin lui avait
succédé et Basile n’aurait pas d’autre choix que de faire de même. Il le
savait, mais ne put s’empêcher de demander d’un ton suppliant :
— Ne pourrais-je pas
faire autre chose ?
— Quoi donc ?
Connais-tu un artisan qui t'accueillera comme apprenti ?
— Je pourrais partir
loin, osa-t-il, commencer une vie ailleurs.
— Et nous abandonner. Que
deviendrons-nous quand le temps sera venu où je ne pourrais plus assumer ma
charge ? Cette maison nous sera reprise. Y as-tu pensé ? Ta mère et
moi serons jetés dehors, contraints d’errer sur les routes en sachant que tous
dans les environs seront prévenus et nous éviterons comme la peste. Sans recevoir
d’aide, sans manger à notre faim, sans accès aux puits combien de jours
tiendrons-nous d’après toi ?
La vision de sa mère
recroquevillée au pied d’un arbre tentant de dormir dans un châle usé jusqu’à
la corde lui donna le vertige. Un frisson d’angoisse agita son corps d’un
tremblement irrépressible. Gauvin attendait une réponse. Les yeux ancrés dans
ceux de son père, Basile chercha une échappatoire, une amorce de solution puis,
vaincu, il baissa le regard.
— Demain matin, tu viens
avec moi, conclut Gauvin. Si tu n’es pas là, inutile de revenir. La porte sera
close.
Basile serra les poings.
Il observa son père attraper une épaisse tranche de pain de seigle légèrement
évidée en son centre pour former un creux et la tendre à sa femme. La
conversation était terminée. Héloïse remplit ce tranchoir de légumes et d’un
morceau de longe de porc et versa une louche de bouillon dans un bol de terre
cuite qu’elle posa à côté.
Une vague de dépit balaya
Basile. Une vérité s’imposa à lui : s’il ne réagissait pas, il finirait
comme lui, renfermé et froid. Mais que faire ? Une envie de hurler serra
sa gorge. Il dut se contenir pour ne pas tout casser. Les muscles au bord de la
rupture à force de les contracter, il fixa le bout de viande dégoulinant de
sauce qu’il écrasait nerveusement entre ses doigts. Il ne vit pas la larme
couler le long de la joue de sa mère qui les regardait tous les deux, même sa
souffrance ne put percer le bouclier de rage qui l’entourait.
Perdus dans leurs sombres
pensées, père et fils mangèrent en silence. Une légère brise passa par la porte
ouverte sur la nuit refoulant vers eux la fumée des braises qui finissaient de
se consumer dans le foyer extérieur. La chandelle de suif grésilla. Gauvin
repoussa le coffre sur lequel il était assis et sortit pour satisfaire un
besoin naturel avant de se coucher.
L’impatience de sa mère
environna Basile. Héloïse attendait qu’il exprime son désarroi, qu'il lui
parle, mais il n'y réussit pas. Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Il ne
savait pas comment lui expliquer ce qu’il lui arrivait depuis des semaines,
comment lui dire qu’il percevait les sentiments des autres sans passer pour un
fou ou pire un suppôt de Satan.
Quand Gauvin rentra et
fit retomber la lourde barre de bois pour laisser au-dehors ce qui traînait dans
le noir, Basile se leva. Il attrapa sa paillasse dans le coin où elle était
rangée, la jeta le plus loin possible de l’endroit où ses parents installaient
habituellement la leur, et se coucha en leur montrant son dos.
Sourd à tout, il ferma
les yeux espérant trouver l’oubli dans le sommeil et y gagner quelques heures
de répit, mais l’énervement l’empêcha d’atteindre son but. Des heures plus
tard, rythmé par les ronflements paternels, il s’endormit sur une certitude.
Puisqu’il ne pouvait échapper à l’avenir écrit par ses ancêtres, il ferait
comme eux, mais à leur inverse, il ne finirait pas dans un village perdu dans
la campagne. Il irait en ville, s’imposerait et exigerait le respect de tous.
Par la loi s’il le fallait ! Il officierait pour les plus grands et
personne ne viendrait lui en faire reproche. Il forcerait les autres à accepter
leur part de responsabilité dans l’acte qu’il devrait commettre pour les
satisfaire.
Sa décision était prise.
Il deviendrait le meilleur exécuteur des hautes et basses œuvres de son époque.
Suffisamment craint pour que personne n’ose utiliser l’appellation injurieuse
de bourreau pour le désigner.
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