CHAPITRE 1
Margot se laissait porter
par l’air. Elle flottait dans la pièce, dérivait au ras des poutres de la
charpente et se jouait des brins de chaume qui tentaient de la retenir.
Détendue, légère, elle oubliait la faim et le froid comme chaque fois qu’elle
réussissait à sortir hors de son corps. Elle adorait se retrouver ainsi, seule dans
son jardin secret, loin de toute atteinte.
Sa première expérience
l’avait terrifiée.
Elle se revit en suspens
au-dessus de son lit en train de se regarder dormir. La peur avait été si forte
qu’elle s’était réveillée en sursaut, persuadée d’être morte. Passés ces débuts
où elle craignait d’avoir été appelée par le diable, elle ne s’attendait plus
maintenant à trouver des monstres tapis dans l’ombre, prêts à l’attraper pour
l’entraîner vers leur maître.
Le phénomène se
reproduisait régulièrement dès qu’elle se couchait, du moins les jours où elle
arrivait à maîtriser ses émotions, à vider son esprit. La moindre contrariété,
la moindre envie de prendre le contrôle de ce flottement, de toucher quelque
chose, la ramenait aussitôt dans son corps. Alors, quand elle y parvenait, elle
se laissait dériver, heureuse de tenir à distance ses soucis quotidiens, de
posséder ce havre de paix.
Une fois, sans le
vouloir, elle avait traversé le mur en torchis, entourant l’unique pièce de
leur cabane, et s’était retrouvée à l’extérieur sous une pluie battante. Un
hululement lugubre l’avait renvoyée sur sa paillasse, tremblante des pieds à la
tête, mais sèche comme une figue de l’été passé.
Elle suivait une mouche
quand des bruits attirèrent son attention. Son plus jeune frère, Colin, qui
venait de passer son douzième été, marmonnait dans son sommeil. Odeline, la
petite dernière, suçait son pouce malgré ses six hivers, blottie contre leur
grand-mère. La vieille femme ronflait doucement.
Le feu crépitait dans la
cheminée même si, en ce début de printemps, l’âtre aurait dû être nettoyé et
empli de fleurs odorantes. Cette année mille trois cent quarante-huit était si
humide que chacun ressentait le besoin de se réchauffer. Du moins, était-ce
l’excuse donnée par les adultes. Personne n’osait mentionner le Grand Mal [1]
envoyé par Dieu pour punir les hommes. Celui qui rôdait à l’extérieur et
décimait la population. Chacun espérait le faire reculer par le feu comme on
maintenait à distance les loups affamés quand ils descendaient des montagnes et
s’approchaient trop près des maisons, à la saison froide.
Penser aux habitants de
Védéna[2],
petite bourgade nichée au pied de la colline Sainte-Anne, la crispa. Fini le
moment de détente, le charme se rompit. Margot réintégra son enveloppe
charnelle restée sur sa paillasse et sombra dans un sommeil profond.
La faible lueur du jour,
filtrant à travers la toile huilée de l’unique fenêtre de leur masure, la
réveilla aux aurores. Son crâne la lançait. Ses rêves avaient été ponctués de
corps noircis par la maladie, abandonnés à tout vent par des parents ou des
proches trop anxieux de leur propre santé pour oser s’en occuper, et de démons
ricanant et dansant dans les rues désertes. Elle n’avait rien vu de tel, mais
avait écouté les racontars relayés par son ami, Augustin. Cela avait suffi à enflammer
son imagination.
« Encore
une journée à vivre… ou à attendre la mort. À quoi bon se lever ? » ne
put-elle s’empêcher de dramatiser en son for intérieur.
Après des années froides
et pluvieuses où le soleil d’été n’avait été que l’ombre de lui-même, après la
famine que cela avait entraînée, voilà que ce fléau s’abattait sur le Comtat
Venaissin.[3]
Dieu était mécontent. Ils auraient dû s’en douter quand après les fêtes du
solstice d’hiver la terre avait tremblé si fort que bon nombre d’arbres de la
forêt voisine s’étaient retrouvés les racines tournées vers le ciel.
Pourquoi tant de
malheurs ?
D’après les rumeurs, le
Tout-Puissant, offensé par la nomination de deux papes dont personne ne savait
lequel des deux le représentait vraiment sur Terre, était en colère.
Margot remonta la peau de
mouton qui lui servait de couverture jusqu’à son menton, ne laissant dépasser
que ses yeux verts et sa chevelure brune. Malgré cela, elle ne put s’arrêter de
frissonner. Avinionem[4],
cité papale, ne se trouvait pas loin de chez elle.
« Et
si les foudres divines s’abattaient sur nous ? Si les quatre cavaliers de
l’Apocalypse venaient nous chercher ? Ou pire, si Dieu nous avait vraiment
abandonnés ? »
Une masse tomba à ses
côtés et la sortit de ces sombres pensées. Colin, des épis plein ses cheveux
châtains, venait de sauter sur sa couche.
— J’ai faim !
lança-t-il comme chaque matin.
Un large sourire monta
jusqu’aux yeux noisette de son frère. Margot, en digne grande sœur du haut de
ses seize étés, ne se laissa pas abuser par cette tentative de charme, du moins
en apparence. Elle patienta encore quelques instants avant de se redresser
feignant la lassitude. Sans sortir de sa couverture, elle passa ses épais bas
de laine et enfila sa cotte, son surcot et son tablier par-dessus la longue
chemise de toile qu’elle gardait pour la nuit. Attrapant ses cheveux à pleine
main, elle les regroupa et les attacha en une queue de cheval sommaire. Elle
jeta, pour finir, un châle sur ses épaules, chaussa ses savates et se leva.
Pendant que Colin tentait
d’attiser les braises mourantes à l’aide de petites brindilles, Margot souleva
une de leurs dernières grosses bûches et la posa dans l’âtre. Une fois le feu
reparti, elle prit le vieux seau en étain cabossé et sortit chercher de l’eau à
la rivière qui coulait à l’orée du bois. Quand elle revint, elle la mit à
chauffer dans une marmite avec quelques herbes et des racines pour lui donner
un peu de goût. Ils étaient arrivés au bout de leurs réserves depuis plusieurs
jours et se nourrissaient de ce que la forêt acceptait de leur prodiguer. Ils
ne faisaient plus la fine bouche à l’idée de manger la partie des végétaux qui
se trouvait dans le sol, plus près du Diable que de Dieu, et donc moins
honorable.
Après avoir grimacé
devant le maigre repas en préparation, Colin rangea leurs paillasses sur celles
abandonnées de leurs frères plus âgés qui, un à un, avaient suivi leur père
afin de l’aider dans son travail de fossoyeur, et n’étaient pas revenus. Le
gamin dressa la table au moyen de deux tréteaux et d’une planche de bois, posa
dessus quatre bols en terre cuite, s’assit sur le banc et attendit, tête basse.
Toute joie avait disparu en lui. Margot se mordit les lèvres pour ne pas hurler
de frustration. Elle devait être forte, ne pas sombrer. Elle se sentait
responsable de ce qui restait de sa famille et tout partait à vau-l’eau.
La mixture s’avéra plutôt
agréable et quelques-unes des racines purent être mangées. Colin en retrouva sa
bonne humeur et décida d’aller sur le champ dans les bois environnants en trouver
d’autres pour le dîner[5].
Margot le laissa s’éloigner, non sans lui renouveler la consigne de n’approcher
personne.
— Pas de soucis,
cria-t-il en claquant la porte.
Margot sourit. Combien de
fois avait-elle entendu Colin lancer ces trois mots ? Elle n’aurait pu le
dire ; elle ne savait ni compter, ni lire, ni écrire. Trop souvent,
toutefois, à son goût et à celui de leur frère Gaspard qui l’avait surnommé « Padessouce ».
— Ne t’éloigne pas. Je te
rejoins dès que j’ai fini, lui rappela-t-elle, mais il était déjà hors de
portée de sa voix.
Réveillées par le bruit,
la mamé et Odeline se levèrent à leur tour. Margot se précipita pour aider son
aïeule à s’installer au coin du feu avec un bol à portée de main. Elle s’assura
qu’elle était bien couverte et lui apporta des bas à repriser même si elle
savait que la pauvre vieille ne ferait que les triturer entre ses doigts
déformés.
Aucun mot n’avait été
échangé. Sa grand-mère était dans un de ces moments d’absence où elle demeurait
les yeux dans le vague à marmonner, sans s’intéresser à ce qui l’entourait.
Seule sa dernière petite-fille attirait encore son attention… et son affection,
constata Margot devant le bras tendu de la mamé qui essayait de caresser la
joue d’Odeline. Un pincement de jalousie serra son cœur. Elle le rejeta. Voilà
longtemps que plus rien ne la touchait, tenta-t-elle de se convaincre une fois
de plus.
Elle avait dû s’endurcir
non par choix, mais par la force des choses. Dans cette famille, seuls les
garçons avaient leur place. Les filles n’étaient que des bouches à nourrir. En
avoir une était largement suffisant pour aider la mère au foyer surtout quand
on savait qu’aucune dot ne pourrait être constituée pour la marier.
Margot était arrivée en
deuxième, après Juliette.
Elle avait passé son enfance
dans l’ombre de sa mère et de sa sœur aînée, invisible aux yeux des adultes.
Ses cinq frères, nés avant elle, ne perdaient jamais une occasion de la
malmener sauf Symon, le plus grand, qui bien qu’il se moquât aussi, n’avait
jamais été méchant et intervenait quand cela allait trop loin. Mais Symon était
parti s’enrôler dans l’armée du roi de France pour combattre les Anglais et on
ne l’avait plus revu depuis.
À la mort de Juliette,
emportée par une mauvaise toux, quatre hivers plus tôt, Margot avait pris sa
place auprès de leur mère. Pourtant rien n’avait changé. Les habitudes étaient
bien trop profondément ancrées. Margot ravala un sanglot et revint à sa petite
sœur qui avait terminé son bol et jouait avec un morceau de racine. Elle déposa
un furtif baiser sur les fins cheveux blonds et l’installa dans un enclos en
bois que son père avait confectionné sur les conseils de Colin pour éviter
qu’elle ne se sauve quand elle se retrouvait seule avec la mamé.
Comme les autres membres
de sa famille, Margot considérait les idées de son frère comme des tentatives
pour se faire valoir et n’y prêtait pas attention. La plupart du temps, elle
n’en voyait pas l’intérêt, mais cette cellule à ciel ouvert, comme elle
l’appelait, avait démontré son utilité. Elle devait admettre, même si elle ne
le lui avouerait jamais, qu’elle était souvent impressionnée par l’intelligence
et la débrouillardise de Colin qui se situaient bien au-dessus de celles de quiconque
autour d’elle. Cela l’effrayait aussi, elle devait bien le reconnaître.
Après avoir donné à
Odeline de petits animaux grossièrement taillés dans des morceaux de frêne,
elle bourra ses savates de brins de paille afin de tenir ses pieds au sec et
elle sortit de la maison. Il était temps de rejoindre Colin, absent depuis un
moment. Margot se méfiait du côté intrépide de ce dernier. Depuis le départ de
ses frères, il avait tendance à se prendre pour le chef de famille.
Un ricanement lui
échappa. Il rêvait ! Le chef, c’était elle.
Comme pour la contredire,
un bruit de sabots se fit entendre sur le sol pierreux du chemin qui menait à
leur demeure. Son père apparut dans l’ombre des sous-bois, juché sur un vieux
cheval au dos voûté et à la tête barrée d’une tache blanche. Il s’arrêta au
niveau de la haie de lauriers et fixa sa fille.
Margot, immobile au
milieu de ce qu’il restait de leur potager, le dévisagea à son tour. Un grand
froid l’envahit, ses mains se mirent à trembler quand elle finit par admettre
que personne ne suivait le cavalier. Il était seul… encore une fois seul… irrémédiablement
seul… Gaspard, d’un an son aîné, n’était pas à ses côtés.
Cette scène, elle l’avait
déjà vécue trois fois. Trois frères, quatre maintenant avec Gaspard, étaient
partis chacun leur tour avec cet homme distant et silencieux pour l’aider dans
son travail. Et du travail, il en avait par ces temps de malheur ! Les
villageois du fief l’appelaient sans cesse pour creuser les tombes et enterrer
leurs défunts.
Le fossoyeur ne revenait
que pour exiger qu’un autre fils vienne avec lui. Du sort du précédent, il ne
disait rien, pas un mot depuis que leur mère était morte après avoir appris le
décès des deux premiers. Affaiblie par la peine, désespérée, elle n’avait pas
résisté au fort courant de la rivière en crue et avait été emportée corps et
âme. Du moins était-ce l’explication donnée par leur père, car personne n’avait
été témoin du drame.
La mort était une
maladie, tout le monde l’affirmait, contagieuse de surcroît. Les gens restaient
à l’écart de ceux qui l’approchaient de peur de l’attraper. Leur famille
n’était pas maudite comme celle d’Augustin, l’ami d’enfance de Margot et fils
de l’exécuteur[6], mais
tenue à distance par les villageois de Védéna par simple précaution.
Comment le leur
reprocher ? Ce qu’il se passait depuis des semaines prouvait qu’ils
avaient raison. La mort frappait sans discernement les riches, les pauvres, les
hommes d’âge mûr, ceux qui avaient porté secours aux malades et finalement ceux
qui avaient donné à ces derniers une sépulture décente.
Alors pourquoi ses frères
et pas son père ? Pourquoi en réchappait-il ? Pourquoi la mort n’en
voulait-elle pas ? Était-il son complice ? Ses enfants étaient-ils le
prix à payer ?
Margot avait fini par
s’en convaincre.
Sans même descendre de sa
monture, l’homme dit d’une voix dure et autoritaire :
— Prépare un baluchon
pour Colin. Il part avec moi.
Margot se transforma en
statue de glace. Que venait-il d’exiger ? Les battements de son cœur
s’affolèrent. Leur bruit envahit ses oreilles. Pas Colin !
— Il est trop jeune,
réussit-elle à bafouiller.
— Ne discute pas et
obéis.
Le ton tranchant cingla
Margot comme un coup de fouet. La chaleur monta à ses joues. Le sang ne fit
qu’un tour dans ses veines et ses poings se serrèrent. Elle leva fièrement le
menton et lança haut et fort :
— Il n’est pas là. Vous
ne l’aurez pas celui-là. Votre amie la Mort non plus.
— Tais-toi, fille !
Ou je viens te corriger, éructa son père.
Les mots se bousculèrent
dans la bouche de Margot. Elle ne contrôla plus sa douleur, sa colère et sa
haine. Elle ouvrit la bouche, prête à les jeter à la face de l’homme qui se
tenait toujours à la barrière du jardin, quand une main se posa sur son épaule
et la coupa dans son élan.
Appuyée sur sa canne, sa
grand-mère venait de la rejoindre. Ébahie, Margot l’observa se redresser quand
le fossoyeur descendit de cheval et ouvrit le portillon avec l’intention de
corriger son effrontée de fille. La vieille femme se mit en travers du chemin
et, d’un signe de la main, l’arrêta.
— Ta place n’est pas ici.
Tu le sais. Va faire ton devoir, énonça-t-elle d’une voix claire.
Stupéfaite, Margot fixait
sa grand-mère dont les mains tremblaient sur le morceau de bois qui l’aidait à
se maintenir droite, mais qui ne baissait pas le regard devant l’homme
tremblant de rage. Le face à face entre les générations s’éternisait. Elle
craignait que la vieille dame ne s’effondre et se préparait à la soutenir.
Son père finit par
cracher dans la direction de Margot avant de faire demi-tour.
— Elle ne perd rien pour
attendre, menaça-t-il. Je vais la marier au premier venu qui l’acceptera, et
bon débarras !
Margot sentit les larmes
perler à ses yeux, mais les arrêta rageusement. Elle n’avait aucune valeur pour
lui, ce n’était pas nouveau. Alors pourquoi cela faisait-il toujours aussi
mal ? L’avertissement que ce dernier jeta avant de remonter à cheval
résonna longtemps dans sa tête après son départ :
— Je reviendrai demain
chercher Colin. Qu’il soit prêt !
Un seul mot tournait en
boucle en elle pour lui répondre : « jamais…
jamais… jamais… » Elle ne laisserait personne emmener son petit frère.
Personne ne l’aurait, ni son père, ni le Grand
Mal, ni la Mort. Qu’ils se dégotent quelqu’un d’autre ! Mais comment
faire pour éviter le départ du dernier garçon de la famille ? Elle n’en
avait aucune idée, mais elle trouverait d’ici demain.
Des doigts crochus
s’agrippèrent à son poignet et la ramenèrent à la réalité. Margot aida sa
grand-mère, épuisée par l’effort fourni, à rentrer et se réinstaller auprès du
feu. La vieille femme s’affaissa plus qu’elle ne s’assit et porta les mains à
ses tempes en grimaçant de douleur.
— Fais-moi une décoction
d’écorce de saule blanc, murmura-t-elle.
Honteuse, Margot dut
admettre qu’il n’y en avait plus. Elle avait négligé d’aller en chercher, peu
enthousiaste à l’idée de patauger dans les sous-bois gorgés d’eau.
— Je retrouve Colin et on
t’en ramène, lança-t-elle en se précipitant vers la porte. Je fais vite. À tout
à l’heure !
Les saules aimaient
l’humidité, inutile de préciser qu’ils prospéraient sous cette pluie continue.
Ils étaient bien les seuls ! Margot n’eut aucun mal à remplir de leur
écorce le petit sac accroché à la lanière de chanvre qui resserrait sa cotte à
la taille. Celle-ci avait appartenu à sa sœur défunte, plus grande qu’elle. Le
système permettait de retenir le surplus de tissu et évitait qu’il ne traîne
par terre.
Colin ne répondait pas à
ses appels. Il était introuvable. La pensée que peut-être leur père l’avait attrapé
et emmené de force commença à faire son chemin. Elle accéléra l’allure, oublia
de regarder où elle mettait les pieds et finit par se retrouver les chaussures
et le bas des vêtements trempés. Elle n’en eut cure, trop inquiète pour son
dernier frère.
Aux abords du village, la
forêt descendait en dénivelé jusqu’à la voie pavée, menant à l’entrée du castrum[7].
Margot dévala la pente sans retenue. Elle espérait trouver le gamin à
l’intérieur de l’enceinte fortifiée, caché derrière un tonneau ou dissimulé par
un angle de mur pour mieux surprendre les conversations. Le martèlement des
sabots d’un attelage, déboulant du bois sur sa gauche, ne parvint à ses
oreilles, fouettées par le vent de la course, qu’au dernier moment. Son esprit
mit un battement de cœur à comprendre le danger, mais ses jambes ne
s’arrêtèrent pas pour autant. Glissant dans la boue, elle se retrouva sur le
passage d’un char de voyage[8]
lancé à vive allure. Elle sentit le souffle chaud du cheval de tête la frôler,
mais l’animal situé juste derrière ne put l’éviter.
Effarée, elle entendit l’avertissement
de Colin et vit ses yeux effrayés, avant que l’épaule de la bête ne la percute.
La douleur explosa en mille impacts dans son corps. Elle se retrouva soulevée
dans les airs et projetée contre le tronc d’un chêne que les vieux disaient
plusieurs fois centenaire. Un goût âcre envahit sa bouche tandis que ses
oreilles s’emplirent des cris des hommes, des battements de son cœur, des
pulsations de son sang, du bourdonnement d’une abeille…
Sa dernière vision fut le
dérapage du char de voyage. Horrifiée, elle le suivit du regard tandis qu’il
brinquebalait derrière son attelage hors de contrôle avant de s’en détacher,
éjectant le cocher et libérant les bêtes par la même occasion. Il termina sa
course en percutant avec violence l’angle de la muraille.
Qu’avait-elle fait ?
L’inconscience la projeta
hors de son corps, loin de toutes souffrances. Margot vit Colin penché sur
elle. Les larmes de son frère l’émurent. Elle resta pourtant où elle était. Du
sang coulait de son cuir chevelu sur son visage inerte. Appuyée ainsi contre
l’arbre, elle ressemblait à une poupée de chiffon. Elle sentait une agréable
indifférence l’envahir quand un cri déchira l’air.
Elle voleta jusqu’au
cocher couvert de boue qui aidait une jeune fille en pleurs à se redresser.
Sous elle gisait un autre corps. L’angle formé par la tête et la nuque de
l’homme qui avait dû amortir la chute de la damoiselle rappela à Margot celui
des poules tuées par Symon quand ils en avaient encore. Elle n’eut aucun doute,
il était mort.
La rescapée l’avait
compris aussi et sanglotait à chaudes larmes, effondrée, en repoussant son
serviteur qui cherchait à l’éloigner. Surprise, Margot se demanda pourquoi.
Elle eut sa réponse en découvrant en même temps que la jeune fille le spectacle
du char de voyage encastré dans l’épais mur de pierre. Les pleurs se
transformèrent en hurlements. La fille se précipita vers le corps d’une femme
qui gisait, écrasé entre les restes de l’attelage et la muraille du castrum.
Le cocher tenta de
rattraper celle qu’il appelait « damoiselle Agathe » en se tordant
les mains sans savoir que faire, suivi par un homme qui venait de surgir de la
forêt. Margot ne le reconnut pas. Surprise, elle constata qu’aucune aide n’arrivait
du bourg. C’était étonnant pour un tel accident.
« Sont-ils
tous morts à Védéna, fauchés par la justice divine ? Non, ils sont trop
nombreux à vivre ici. Même très fâché, Dieu ne peut faire ça. »
Aux gémissements de la
jeune fille, Margot comprit qu’il n’y avait plus d’espoir non plus pour la
femme.
« Est-ce
ma faute ? » s’inquiéta-t-elle. « Non, ils roulaient trop vite. Mais…
mais, moi aussi, je courais sans me préoccuper de ce qui m’entourait. »
Cette vérité la statufia
sans pour autant la ramener dans son corps.
« Que
se passe-t-il ? Pourquoi les émotions ne me réveillent-elles
pas ? »
Margot revint vers sa
propre personne, adossée à l’arbre auprès duquel Colin était toujours
agenouillé, et constata que l’enfant priait. Sidérée, elle comprit qu’il la
pensait morte. Son esprit se rebiffa à cette idée. Il fallait qu’elle réintègre
son enveloppe charnelle… tout de suite… et vite. Sa panique fut tranchée nette
par Agathe qui se précipitait vers elle en hurlant :
— Cette folle a tué mes
parents !
La furie bouscula Colin.
Margot la vit se jeter sur son corps toujours adossé à l’arbre, l’agripper aux
épaules et se mettre à le secouer sans ménagement. Elle se félicita d’être
toujours dans les airs et de ne rien ressentir. En retrait, les deux adultes
s’observaient, mais n’intervenaient pas. Frappés de stupeur, ils n’osaient poser
la main sur une damoiselle de la noblesse, même habitée d’une volonté de
meurtre.
Détachée, Margot
s’amusait à suivre les arabesques formées par ses cheveux bruns empoissés de
sang quand Colin, poussé et rejeté au loin par la fille, se releva. Elle observa
les traits du visage de son frère se déformer sous l’effet d’une bouffée de colère
quand il réalisa que l’accidentée était en train d’étrangler sa sœur. Il se
précipita, saisit un morceau de bois et assomma l’assaillante d’un coup à
l’arrière du crâne.
Agathe s’effondra. Le
cocher se porta au secours de sa jeune maîtresse tandis que le second homme
cherchait à attraper Colin sans y parvenir. Margot aurait applaudi au spectacle
offert par Colin, si la stupéfaction ne lui avait pas coupé le souffle.
Elle ne pouvait détourner
le regard de celle qui l’avait rejointe. Flottant dans les airs à ses côtés,
les yeux écarquillés d’horreur, se trouvait maintenant Agathe.
[1] Nom donné à l’époque à la
peste noire
[2] Actuellement Vedène à
proximité d’Avignon (Vaucluse)
[3] Comté provençal
correspondant à la moitié ouest de l'actuel département du Vaucluse ;
possession du Saint-Siège de 1274 à 1791.
[4]
Nom donné à Avignon jusqu’en 1417
[5] Devenu aujourd’hui le
déjeuner (le repas du soir étant le souper)
[6] Exécuteur de la haute justice :
bourreau
[7] Village fortifié
[8]
Ancêtre du carrosse
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